Voici un exemple d’utilisation d’une méthode utilisable par les élèves, leurs parents, les accompagnants, les enseignants, pour commencer l’étude d’un texte et en parler.
C’est une méthode en quatre étapes, que nous pourrions appeler COSA, pour Cadrage, Objectivité, Subjectivité, Action.
Quel que soit son âge, l’élève lit le texte quatre fois, en quatre étapes donc. On recherche à chaque étape des éléments précis dont on dresse une liste.
Lors de la première étape, le cadrage, on recherche quels mots permettent de savoir où et quand se passe le récit.
Lors de la seconde étape, l’objectivité, on recherche tous les éléments du texte se rapportant aux univers sensoriels : visuel, sonore, tactile, gustatif, olfactif.
Lors de la troisième étape, la subjectivité, on recherche les émotions ou les idées présentes dans le document.
La quatrième étape, l’action, recherche ce que font les choses ou les êtres.
Voici un exemple avec une poésie tombée au bac français en 2012.
L'Enterrement
Je ne sais rien de gai comme un enterrement !
Le fossoyeur qui chante et sa pioche qui brille,
La cloche, au loin, dans l'air, lançant son svelte trille1,
Le prêtre en blanc surplis2, qui prie allègrement,
L'enfant de cœur avec sa voix fraîche de fille,
Et quand, au fond du trou, bien chaud, douillettement,
S'installe le cercueil, le mol éboulement
De la terre, édredon du défunt, heureux drille3,
Tout cela me paraît charmant, en vérité !
Et puis tout rondelets, sous leur frac4 écourté,
Les croque-morts au nez rougi par les pourboires,
Et puis les beaux discours concis, mais pleins de sens,
Et puis, cœurs élargis, fronts où flotte une gloire,
Les héritiers resplendissants !
Paul Verlaine, Poèmes saturniens, 1866
1 Trille : note musicale, sonorité qui se prolonge.
2 Surplis : vêtement à manches larges que les prêtres portent sur la soutane.
3 Drille : homme jovial.
4 Frac : habit noir de cérémonie.
Première étape – Cadrage (espace-temps)
Où se passe ce poème ? Dans un cimetière.
Quels éléments du texte nous permettent de le dire ? Bien que le terme « cimetière » soit absent, nous pouvons le deviner rapidement grâce au titre, « L'enterrement », repris dans le premier vers, et « Le fossoyeur », au second vers. Mais est-ce un cimetière catholique, protestant, juif, musulman ? « La cloche », « Le prêtre en blanc surplis », « l’enfant de cœur » permettent de savoir qu’il s’agit d’un cimetière catholique. Le poète décrivant la scène suggère que nous sommes en France, ou tout au moins en Europe.
Quand se passe ce poème ?
Avec « Tout cela me paraît charmant », l’auteur nous fait savoir qu’il assiste à la scène ou que l’action lui est contemporaine. On peut la dater d’avant 1866, date de publication du poème, ou d’une façon plus large, dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Seconde étape – Objectivité (les univers sensoriels)
Recherchons les termes qui donnent à voir, comme ceux décrivant l’univers chromatique (les couleurs, valeurs...).
Nous trouvons « brille », qui indique un reflet métallique, « blanc » pour le surplis du prêtre, « rougi » pour le nez des croque-morts, « resplendissants » qui est au sens propre un terme indiquant la luminosité.
Il y a des couleurs suggérés par certains mots mais qui ne sont pas dites explicitement, comme le noir avec « au fond du trou » et « frac ». Nous reviendrons plus loin sur le contraste entre les couleurs dites et celles passées sous silence.
Pour l’univers sonore, nous avons « le fossoyeur qui chante », « la cloche » et son « trille », « le prêtre » qui « prie », la « voix […] de fille » de « l’enfant de cœur », les « discours concis » : chant, prière, voix, discours et son de cloche remplissent l’espace sonore.
Pour l’univers olfactif, peut-être que « les croque-morts au nez rougi par les pourboires » apportent l’odeur du vin par leur haleine chargée dans l’alcool bu avec les pourboires et qui rougissent leur nez.
Pour l’univers gustatif, seul le terme « pourboire » pourrait suggérer une boisson alcoolisée.
Pour l’univers tactile, nous relevons « fraîche », « chaud », « douillettement », « mol », « éboulement » qui donne une touche de rugosité atténuée par l’adjectif « mol », « édredon », « rondelets », et si nous ajoutons le ressenti corporel, nous avons également « svelte » et « élargis ».
Troisième étape – Subjectivité (émotions, idées, sensations)
« gai », « allègrement », « heureux », « drille », « charmant » racontent une émotion de joie, comme « cœurs élargis ».
« beaux » parle de l’idée la beauté, et nous trouvons un sentiment de fierté avec les mots « gloire » et « resplendissants ».
Quatrième étape – Action (actions des êtres ou des choses)
Le fossoyeur chante, et sans que le texte le dise de façon explicite, nous pouvons supposer raisonnablement qu’il manie la « pioche qui brille » pour creuser le trou.
La cloche sonne. Le prêtre prie, accompagné par l’enfant de cœur. Les croque-morts s’affairent autour du cercueil. Les héritiers, et peut-être aussi les amis du défunt, font de « beaux discours concis, plein de sens ».
Nous avons effectué les quatre étapes. Nous avons pu les faire grâce à notre connaissance du vocabulaire. Cela nous permet d’avoir déjà une idée, une compréhension du poème. Nous pouvons alors exprimer nos idées, nos émotions, nos sensations face à ce texte.
Jusqu’ici, nous n’avons utilisé aucune connaissance grammaticale ou technique du français. Nous pouvons toujours le faire, ou nous pouvons toujours rechercher les corrections standards disponibles, celle que peut donner un enseignant, celle que l’on trouve sur internet, et on s’apercevra que nos quatre étapes permettent de mieux comprendre ces corrections.
Je vais maintenant apporter une touche d’analyse grammaticale, dans la suite de celle reprise de Georges Galichet et travaillée avec les concepts que j’ai élaboré à partir de la théorie d’un de mes maîtres et amis, Antoine de La Garanderie.
Reprenons les quatre étapes.
La scène se passe dans un cimetière, mais ce terme lui-même n’est pas utilisé par l’auteur. À la place, il mentionne un « enterrement » et un « fossoyeur ». Recherchons les catégories grammaticales de ces mots. Ce sont bien des noms, mais alors que « cimetière » est un nom d’endroit, « enterrement » est un nom d’action et « fossoyeur » un nom d’acteur.
L’auteur a donc préféré deux éléments dynamiques, action et acteur, à un élément statique, endroit, pour nous permettre de situer le récit dans l’espace. Nous pourrions y voir la trace de la tournure de pensée du poète qui a toujours eu un faible pour une vie de bohème, mais cela serait peut-être exagéré. Nous pouvons noter cependant un premier antagonisme : au lieu de parler directement d’un endroit désignant l’absence éternelle de mouvement – le cimetière – l’auteur choisit de le cacher pour mettre en avant deux termes dynamiques.
Le poème ne donne aucune indication temporelle : ni la saison, ni l’année ne peuvent être deviner. L’action est simplement contemporaine à l’auteur, autour de 1866, date de publication du poème. En ne donnant aucune indication explicite de date, on est autorisé à croire que l’action peut se dérouler n’importe quand. Cela aide à donner l’impression d’une description hors du temps, d’une relation (le fait de relater, dire) d’un fait général voire une vérité absolue.
L’univers visuel raconté met en lumière le reflet métallique, les couleurs blanche et rouge, mais cache la couleur noire derrière d’autre mots. Nous retrouvons ici un second antagonisme.
L’univers tactile regorge de contrastes : le mot « fraîche » s’oppose à « chaud », le mot « éboulement » contraste avec « mol », le mot « rondelets » qui décrit une horizontalité s’oppose à la verticalité de « frac écourté », comme « svelte » contraste avec « élargis ».
Notons au passage le choix du terme « éboulement », plus dynamique que le statique « éboulis ».
L’univers olfactif compte un contraste sous-entendu : les croque-morts qui devraient avoir une haleine fétide – à croquer le gros orteil du défunt pour s’assurer qu’il est bien mort – se retrouvent à exhaler le vin rouge.
Ces antagonismes se prolongent au niveau émotionnel : nous voici au cimetière, lors d’un enterrement, et au lieu de rencontrer de la tristesse, de la peine ou des sentiments sombres, l’auteur nous donne des mots joyeux, de la beauté et de la lumière. Même le « défunt » devient un « heureux drille ».
Et le choix du dynamisme entamé avec le choix de noms d’actions au détriment d’un nom d’endroit se retrouve lors des actions : chaque personne fait quelque chose, et même les choses mentionnées comme la pioche ou la cloche sont également en mouvement.
L’auteur joue ainsi à cache-cache, en occultant certaines choses évidentes, comme le caractère statique du repos éternel, la couleur noire ou la tristesse, et en mettant en avant des éléments plus profonds : le dynamisme de l’enterrement, les couleurs étincelantes et la gaieté.
Cette analyse du texte n’a fait appel qu’à nos connaissances de vocabulaire et de grammaire. Même si on n’a pas relevé que la terre chaude recouvrait le cercueil comme une couverture douillette sur le mort, on aura relevé suffisamment d’éléments pour d’une part expliquer le texte, et d’autre part souligner qu’il y a de nombreux contrastes.
Lorsque le professeur de français racontera l’intention (présumée) de l’auteur de condamner la morale sociale comme une façade, une apparence, nous aurons des éléments pour étayer cette affirmation.
Lorsque nous apprendrons que c’est un sonnet, une forme de poésie destinée à parler d’amour ou de sentiments, nous y verrons mieux un autre clin d’œil de Verlaine à jouer avec les contrastes.
Et lorsque nous saurons que les deux quatrains de la première moitié du sonnet forment des rimes embrassées, nous sourirons de voir un autre clin d’œil du poète car nous nous souviendrons qu’en se refermant sur elles-mêmes, les rimes embrassées procurent un sentiment d’espace qui tout embrasse.
Mais tout ceci, c’est si nous avons suivi en français !... Ce qui n’est pas nécessaire pour effectuer les quatre premières étapes. Alors n’hésitez plus, parcourez vos textes à la recherche de leur lieu et leur moment, de leurs sensorialités, de leurs idées, émotions ou sensations, et de leurs actions.
Action !